demi-tours

Ce matin on s’arrête près de la barbotteuse asséchée. On pose la main sur la clôture rouillé un peu ici, un peu plus là. Des écailles solitaires restent prises sous vos ongles. C’est un matin où il serait facile d’aller jusqu’au métro, de prendre un journal à potins distribué gratos et arriver au boulot sans faire d’histoires. Mais ce matin, un chat se vautre au centre de la barbotteuse pour enfants, séchée et rugueuse.

Vous vous appuyez contre le fer à peau d’orange et regardez le matou. L’air est déjà chaud – à l’habitude vos pas rapides claquent sur l’asphalte, la fraîcheur de la nuit traîne encore sur votre peau. Des ronronnements glissent dans un drain.

Au coin Hochelaga et Saint-Germain, une femme avec trop de mascara, de rouge à lèvres et de fard à joue s’impatiente au volant d’une Mazda asthmatique. Ses injures se brisent la nuque contre le pare-brise. Sur Darling, votre voisin d’en haut s’en va au travail, mallette à la main, chemise blanche, pantalon noir et souliers frais cirés. Votre voisine d’à-côté, sortie de chez elle dès la sixième heure, rentre essoufflée – les escaliers pourris lui font peur et le propriétaire ne fera rien. Elle trouve la journée belle. Pendant ce temps, son mari se décape les poumons avec une machette.

Les pattes du chat poussent paresseusement un papillon en mal d’étoiles et de sucré. Rue Rouen, murmures de gorges et froissements de tissus se confondent – bras dessus, bras dessous, un complet charbon et une robe soleil noire s’en vont soupirer leur chagrin. Dans le parc, sur l’écorce d’un érable argenté, un écureuil à la queue repassée fait des cabrioles. Rue Morin, un chien vous regarde de sa galerie en faisant les yeux piteux d’un Ewok.

Pendant que des coussinets roses d’où saillent des griffes blanches s’agitent mollement dans le sein d’une barbotteuse, on fait demi-tour. Quelques pas plus loin, on saute une marche creuse et gonflée d’eau. On met le pied dans une cassonade de sable pendant qu’un enfant rit et pleure, coulant dans la glissoire du module de jeu.

Vous mettez alors la semelle dans des éclats de verre, oubliez tout ces petits souffles éloignés – mais sentis en plein milieu du cœur – jusqu’au soir.

Entre votre départ et votre arrivée au travail, il y aura eu, en tout cas c’est ce que vous croyez, des odeurs de peaux mêlées – des savons épicés ou tout en douceur, des sueurs de paresse ou les subtilités d’ébats amoureux récents, - des chemises et des talons hauts imprégnés de stress, des entassements, des cris, des airs de sax à la station Frontenac, une bouffée d’air frais en sortant, le vacarme, les « 31-10 communiquez », les pressés, les jeunes les vieux et les lents.

Et vous. Là. Un peu par hasard. Vous osez penser que la vie est belle, que le monde n’est souvent rien d’autre qu’un amoncellement mou et chancelant d’impressions fugaces. Vous vous dites aussi que rien de tout cela ne reviendra, que rien n’a d’importance. Et pourtant, à minuit, on sort de sous les draps parce que ça revient, parce que les doigts raidis par l’alcool ont besoin de se délier et de se fatiguer un peu plus.