monsieur Singer


De ma fenêtre, je regarde monsieur Singer traîner sa bosse. Il prend appuie sur sa jambe gauche, lève sa jambe droite lourdement pour ensuite la laisser tomber trois ou quatre pouces plus loin. Il n’y a rien de droit dans cet homme, sauf cette rage contenue qui le pousse à vers l'avant, toujours. Il a la moitié gauche du visage paralysée, il louche, une scoliose lui brise le dos depuis ses jeunes années, ses tibias sont fortement arqués, son pied droit tire à gauche mais il marche avec la régularité d’une machine à coudre. Quand je le croise, devant la boulangerie ou le Sata, il se contente souvent de passer son chemin en regardant bien haut au-dessus de l’horizon. À de rares occasions, il risque un timide ‘lut! à l’intention des passants qui eux ne daignent pas lui répondre.

Il passe probablement pour la dernière fois de l’automne sous ma fenêtre, laissant deux traces quasi ininterrompues dans la neige qui recouvre le trottoir. Ça lui donne un air paisible, comme si les flocons agglutinés sur son manteau adoucissait les angles de son corps – cette douceur, Le Breton l’évoque pour la ville enneigée. J’imagine qu’il doit y avoir des centaines de villes accumulées, incrustées dans les muscles de monsieur Singer : certaines assaillies par les tempêtes de sable ou par la morsure du gel; d’autres sont tapissées de rues où des ribambelles d’enfants, rougis par le rire, s’émerveillent de toits pastel et de cheminées en terre cuite d’où s’échappent des volutes de tabac anglais. Dans les rues d’Hoch’lague, il marche jusqu’à la fin de lui-même, jusqu'aux quais lumineux de ses villes intérieures.

Seuils


Il y a un certain plaisir à emprunter l’avenue Lartigue. C’est un des rares endroits où il fait bon marcher en pleine rue, sans être importuné par le sifflement des voitures. Ici, on marche en pleine rue car les trottoirs ne sont rien d’autre que des seuils. On y met le pied seulement si l’on sort de chez soi, le temps de verrouiller la porte de la maison, pour ensuite faire un bond, atterrir doucement sur la pointe du pied dans la rue, et aller vers le nord ou le sud. C’est selon. Marcher sur les trottoirs de l’avenue Lartigue en se revendiquant de la flânerie, ce serait aller trop avant dans l’intimité des riverains; il y a une obligation de frapper aux portes lorsqu’on les frôle… Ici, pour flâner, laisser son regard courir librement, il faut choisir la rue.

Certains étranges, de temps à autres, sortent de leur appartement, traversent la rue en faisant cliqueter un large trousseau de clés, ouvrent une autre porte pour ensuite disparaître, réapparaître dans la rue voisine; d’autres quittent leur nid avec des boîtes de fèves au lard, de pois ou de livres pour les laisser sur l’un des bancs du P.A.Q. #26. Lors de mon dernier passage, il y avait entre autres une copie de Pélagie-la-charrette, d’Antonine Maillet, une autre d’Alibis, de Janos Békessy alias Hans Habe… Parfois, un gamin accompagnant sa mère se met à courir en direction du soldat de plâtre qui garde l’entrée de l’avenue puis tout à coup s’arrête et le pointe, tout comme les grosses têtes de cochons rouges aux yeux bleus qui sortent du mur : « Maman! T’as vu le monsieur? Il est ami avec les cochons? » Oui, il l’est. J’ai même entendu dire que les soirs de pleine lune, tous s’animent et dansent sous les guirlandes de lumières bleues, jaunes, rouges et vertes.

Dans les cours avoisinantes, des chats de toutes les teintes de gris font l’amour sous les arbres défeuillés. Peut-être parmi ceux-ci y a-t-il Jimmy, disparu le 11 août dernier. C’est un chat de race européen de deux ans et d’une assez bonne taille – lire « gros ». Si Jimmy était une voiture, il serait une berline et non pas un coupé. Il n’est d’ailleurs pas le plus confortable à l’intérieur – lire « c’est un chat de salon, et un solide à part ça ». Si Jimmy miaule à votre porte, communiquez avec Simon au 564-3335... Assis sur le trottoir du côté Est de l’avenue, un homme a l’oreille portée à son téléphone. Il ne parle pas. Dans sa solitude cellulaire, seuls le grésillement et les volutes du tabac l’accompagnent. Derrière lui une porte s’ouvre d’à peine quelques centimètres. Une voix éraillée lance : « Envoye donc, grand niaiseux… Rentre… »

kiwi


Début de soirée. Métro Berri au retour d’une rencontre avec Alice au sein du labyrinthique département de littérature. J’entame The Red Notebook de Paul Auster. Alors que lui s’amuse du nom de cabinet Argue and Phibbs, me revient en tête cette note ridicule qu’on retrouve sous le bouton de la sonnette de la boîte de cravatés au coin de ma rue allant à peu près comme suit : Sonnez votre avocat pour entrer. Je tourne quelques pages, des notes de Tana et de Kiwi se mêlent à l’odeur de l’encre et du papier. Des bottes sortant tout droit de La Canadienne, du Yellow ou encore de chez Aldo me passent sous le nez. Des bottes de cuir à lacets et à velcros, avec des ornements de fourrure – du lapin de Pologne dirait Victoria – qui ne passeront pas l’hiver, des bottes à mi-mollet ou allant jusqu’au genou. Une paire en particulier est polie au point de renvoyer les nouvelles qui passent en boucle sur les écrans géants suspendus au dessus des quais.

La dernière fois que j’ai vu un cirage à chaussure si excessif c’était au rez-de-chaussée de mon école primaire. Toutes les classes se devaient de se rendre au gymnase pour une annonce de la part du personnel enseignant avant les vacances d’été. Monsieur Pawlikowski, le concierge, attendait qu’on finisse de salir son plancher, le sourire en coin, appuyé sur le manche de sa vadrouille. Pendant ce temps, je regardais par terre en essayant de comprendre pourquoi les lignes entre les tuiles étaient floues, clignais des yeux en me disant que les petits nuages bordant le quadrillage allaient finir par disparaître, mais rien n’y faisait – plus tard, on m’a appris ce qu’était la myopie. Le bout de mes Adidas s’est cogné contre deux masses noires et brillantes pendant que le reste de la classe passait à côté de moi. J’ai levé les yeux vers le costume trois pièces noir de monsieur Robert. Est ensuite venue sa nébuleuse moustache grise au-dessus de ma tête encore mi-rousse et, à ce moment-là, surtout confuse. J’ai souvenance qu’il ait ri. À la fin de l’automne suivant, monsieur Robert est tombé en raclant les feuilles d’érable dorées qui tapissaient sa cour.