Seuils


Il y a un certain plaisir à emprunter l’avenue Lartigue. C’est un des rares endroits où il fait bon marcher en pleine rue, sans être importuné par le sifflement des voitures. Ici, on marche en pleine rue car les trottoirs ne sont rien d’autre que des seuils. On y met le pied seulement si l’on sort de chez soi, le temps de verrouiller la porte de la maison, pour ensuite faire un bond, atterrir doucement sur la pointe du pied dans la rue, et aller vers le nord ou le sud. C’est selon. Marcher sur les trottoirs de l’avenue Lartigue en se revendiquant de la flânerie, ce serait aller trop avant dans l’intimité des riverains; il y a une obligation de frapper aux portes lorsqu’on les frôle… Ici, pour flâner, laisser son regard courir librement, il faut choisir la rue.

Certains étranges, de temps à autres, sortent de leur appartement, traversent la rue en faisant cliqueter un large trousseau de clés, ouvrent une autre porte pour ensuite disparaître, réapparaître dans la rue voisine; d’autres quittent leur nid avec des boîtes de fèves au lard, de pois ou de livres pour les laisser sur l’un des bancs du P.A.Q. #26. Lors de mon dernier passage, il y avait entre autres une copie de Pélagie-la-charrette, d’Antonine Maillet, une autre d’Alibis, de Janos Békessy alias Hans Habe… Parfois, un gamin accompagnant sa mère se met à courir en direction du soldat de plâtre qui garde l’entrée de l’avenue puis tout à coup s’arrête et le pointe, tout comme les grosses têtes de cochons rouges aux yeux bleus qui sortent du mur : « Maman! T’as vu le monsieur? Il est ami avec les cochons? » Oui, il l’est. J’ai même entendu dire que les soirs de pleine lune, tous s’animent et dansent sous les guirlandes de lumières bleues, jaunes, rouges et vertes.

Dans les cours avoisinantes, des chats de toutes les teintes de gris font l’amour sous les arbres défeuillés. Peut-être parmi ceux-ci y a-t-il Jimmy, disparu le 11 août dernier. C’est un chat de race européen de deux ans et d’une assez bonne taille – lire « gros ». Si Jimmy était une voiture, il serait une berline et non pas un coupé. Il n’est d’ailleurs pas le plus confortable à l’intérieur – lire « c’est un chat de salon, et un solide à part ça ». Si Jimmy miaule à votre porte, communiquez avec Simon au 564-3335... Assis sur le trottoir du côté Est de l’avenue, un homme a l’oreille portée à son téléphone. Il ne parle pas. Dans sa solitude cellulaire, seuls le grésillement et les volutes du tabac l’accompagnent. Derrière lui une porte s’ouvre d’à peine quelques centimètres. Une voix éraillée lance : « Envoye donc, grand niaiseux… Rentre… »