pink slip


Après une matinée de paresse à avoir pris le métro pour me rendre au boulot, je profite du ciel clair parsemé de nuages pour retourner à l’appartement. Depuis quelques jours, le froid impose une seconde peau sous ce manteau qui me sert quasiment de bureau – carnet, carte de métro et stylo à bille dans la poche intérieure gauche, agenda dans la droite, paire de gants de laine et parapluie miniature sont répartis dans les deux poches ventrales. Il y a même de la place pour un appareil-photo numérique discret.

Après un détour sur l’avenue Lartigue et ses trottoirs intimes, un zigzag de rues et des ruelles qui fleurent bon le tabac à pipe et les odeurs adolescentes, je me retrouve dans le calme de la rue Malo où une poupée de plastique flotte encore dans une piscine de plastique, derrière une clôture blanche – plutôt une grande cage à oiseaux. Arrivé dans le coude, le Pont-Bridge s’offre dans sa congestion quotidienne, à droite, tandis que le parc des Faubourgs me tend la main. Les allées bordées d’arbres, encore rouges il y a une semaine environ, sont passées à l’orange brûlé. Le module de jeu attifé d’un slip de dentelle rose m’annonce que l’effeuillage automnal ne tient déjà plus qu’à un fil.

Je vais lentement sur les dalles froides de l’allée, passant quelques bancs sur lesquels traîne un vieux t-shirt, des sandales en morceaux, une aiguille tordue. Un peu plus loin une conserve de soupe alphabet et un ouvre-boîte, un demi-litre de vin aussi pour les jours plus difficiles. Tout au bout, la fontaine est à sec, recouverte d’un coffrage de bois blanc pour l’hiver – une manière de cercueil qu’on retirera au printemps prochain. Puis il y a, sous un capuchon bordé de fourrure, des mâchouillements de Doritos appliqués et deux grands yeux gris qui fixent le parc silencieux.

whiskey light


Durant l’été, lors des nuits chaudes et humides, ça leur arrive encore. Ils se retrouvent sous la lumière dorée des projecteurs du terrain de baseball. Enfermés dans leur bulle d’amour naissante, ils dansent dans la poussière sans flafla. Il n’y a pour seule musique que le bruit des voitures passant sur la rue Moreau, les cris de leurs amis, au troisième but, qui font circuler la king size, la cigarette et le joint – le chandail de laine et la chaleur humaine aussi. Pas besoin de prétexte pour faire la fête. Il suffit d’un lendemain et le tour est joué.

[...]

Les photographier ne servirait en rien. L’objectif n’arriverait pas à saisir cette lumière qui, bien plus que des jeux blonds et ambrés des projecteurs, vient de l’intérieur. Ces soirées entre amis, perdus au bout d’un chemin de terre battue où le feu bien nourri réchauffait les pieds gelés par la rosée; où la bière, la vodka et le whisky couraient de main en main pour nous engourdir la tête et le cœur. Au bout de ce chemin, parfois, on dansait à la belle étoile alors que le feu crépitait encore – d’autres avaient échoué dans la tente où s’étaient simplement contentés d’une pile de couvertures et d’une chaise pliante, bouteille à la main. Deux ou trois heures plus tard chacun retournait dans son bled pour bosser.

Urbi et orbi


Journée d’emplettes sous la pluie. Janie et moi attendons le feu vert au coin des rues Ontario et Joliette, devant le Salon Orly. Les trottoirs sont à peu près déserts : une mère couvre tant bien que mal son bambin de la pluie avec un bout de journal, deux kids à vélo sautent des trottoirs à la rue pour savoir lequel fera la plus grosse éclaboussure. Il ne faut pas oublier la silhouette de Cerbère, le trio de teckels, qui se profile devant la Brasserie des Patriotes.

Derrière nous, une voix se met à pleuvoir et à dégouliner sur les toiles de nos parapluies : « Mais vous avez vu ça? Mon Hochelaga… Qu’est-ce qui t’arrive? T’es pas un centre-ville! Splish, splash, les chars, ça passe par milliers avec la pédale dans le tapis, ça éclabousse tout le monde, ça ralentit même pas pour laisser traverser mémère Paquin! On s’en va direct dans le fond de la fin du monde. Ça sera pas beau… Je vous le dis! »

Il marque une pause et nous nous tournons discrètement vers lui. Il nous fixe, une main tendue vers le ciel nuageux. Son regard bleu est appuyé par sa carrure de joueur de football à la retraite, ses immenses bagues, ses bottes de travail renforcées d’acier et sa salopette de travail. Feu vert. Nous traversons la rue tandis qu’il bifurque vers l’Ouest. Il ira agiter les foules imaginaires de sa ville passée, sur ce trottoir devenu balcon l’espace d’un instant.

tête de violon


Il y a à Montréal de ces personnages qui vous permettent de vous évader, le temps d’un café. Je dis bien personnage, car ils sont toujours déformés par le temps, par les notes prises dans le carnet ou les accents de lumière des photographies croquées à l’improviste. Bien qu’un drame couve, la plupart du temps, derrière un manteau de mouton retourné, des lunettes d’aviateur et des gants coupés à la Rocky – peu importe le mois de l’année –, il n’en reste pas moins que ces personnages sont les premiers à rire de leur condition.

Je me rappelle la fameuse entrée de Jérôme Twist à la Deuxième Tasse du coin Saint-Denis et de Maisonneuve. C’est le jour de la première neige, lourde et compacte comme la ouate qu’on retrouve dans les pots de Tylenol, et la file de clients se déroule jusqu’au trottoir. Jérôme se fraye un chemin jusque derrière moi, pose sa main sur mon épaule et murmure : « Un café! Ça va être bon ça… Tu sais…. Tu sais, mon ami… Les oiseaux ne sont pas tous dans des cages! Pour preuve, les pigeons! » Le tout suivi d’un clin d’œil à mon égard. Jérôme Twist est de cette trempe de fous heureux qui, malgré l’entassement des clients et des tables, réussit toujours à se frayer un chemin avec une grâce qu’on ne peut soupçonner. Il s’arrête, se frotte les mains, rajuste ses lunettes d’aviateur brisées et les pointes de sa moustache puis s’exclame : « Monsieur! Votre étui! »

Le type en question a tout du genre fonctionnaire dont la pause du lunch est chronométrée à la seconde près – qui quitte le bureau, marche le long de Saint-Denis en quête d’une bouffe en bas de dix dollars, enfile son sandwich qui ne vaut pas le prix payé, marche une dizaine de minutes avant d’échouer dans un café, fait la file, sait déjà qu’il prendra le mélange maison qu’il payera trop cher aussi avant de se faire accrocher par un hurluberlu sympathique affublé du nom de Jérôme Twist. Il reprend : « Monsieur! Votre étui, c’en est bien un à violon! » L’interpellé n’en fait pas de cas, hochant du chef pour ne plus être importuné. Twist reprend de plus belle : « Ah! Les violons! Vous savez, on dit que les violons sont faits à l’image de l’homme… À force de frotter ses cordes, il finit par péter! Quel triste destin… » Puis Jérôme s’en va, la main droite dramatiquement posée sur le front alors qu’il pousse la porte grinçante...

verre


Elle est assise sur le banc de béton, attend sans dire un mot la prochaine enfilade de wagons qui la mènera au bureau, regarde ses mains sans bijou avec un certain contentement. Ce matin, elle a pris le temps d’enfiler sa plus belle robe à pois, son collier d’ambre et ses boucles d’oreilles dorées. Elle a remonté ses cheveux en chignon, poudré son visage, mis du mascara, retouché ses sourcils au crayon – à peine une touche de rouge à lèvres. Elle n’a pourtant rien d’une prétentieuse. C’est une de ces journées où, pour paraître moins fatiguée, moins diaphane, elle a décidé de se faire belle, de prendre un temps devant le miroir pour confirmer son existence dans les pans flottant de sa robe.

Sur les rails, en direction inverse, le train s’arrête. Deux passagers montent à bord du wagon qui se trouve en face d'elle. Une fenêtre est fracassée. En quittant la station, un pan de verre grand comme ma main s’est détaché. Notre tour arrive. Elle se lève, tire une petite valise de voyage par son manche télescopique, qui m’a jusque là échappé. Entre les stations Préfontaine et Berri, elle est disparue.

Avant de sortir à l’angle de Maisonneuve et St-Denis, je replace mon foulard, reboutonne le manteau noir qui me sert de deuxième peau depuis quatre ans. En poussant la porte, une grande bouffée d’air froid me prend la joue. Elle, quelque part entre Préfontaine et Berri, n’avait que sa robe à pois et sa valise.