Traits d'union

Ce bouquin de Pirson doit bien être celui que j'ai le plus barbouillé depuis un bail.

avant de m'endormir

Quelques mots s’étaient pointés, au bord de la falaise du sommeil, hier. Ces espèces de mots qui flottent et qui, au moment de fermer l’œil, vous prennent le cœur et le font paniquer. La marée haute qui prend par surprise.

Je ne me souviens plus exactement ce que ces mots impliquaient. Des mots usés, des mots galets qui voletaient à la surface d’une eau trouble. Et plouf. À chaque fois, je me dis que je devrais me lever, aller à la cuisine, noter le tout sur un coin d’enveloppe ou sur un Post-it – s’il en reste. À chaque fois je me dis que le mieux serait d’amener un calepin près du lit et, au moins, y écrire à l’aveugle.



J’écris ceci en espérant que ça me revienne, en regardant de temps à autres les nouvelles fissures qui garnissent la peau blanche du plafond. Le tic-tac de l’horloge. La gorge serrée du frigo. L’impression que tout coule entre mes doigts comme des chenilles en manque de soie.

L’impression d’écrire en trémolo sous le derme, de chiquer des oublis, des souvenirs qui vont et qui viennent, des souvenirs qui creusent le sable humide de la plage. Écrire le renflement des voiles prises par le vent – ce renflement qui porte les bateaux de fortune vers l’île intérieure. Se laisser au vent pour mieux revenir, sur des joues toutes tissées de blanc.

la pluie

Ça commence tout juste à tomber. Une langue d'air frais vient de se faufiler dans l'appartement.

murmure


la grande tranchée


C’est avec le regard cerné et les pieds un brin traînards que je me suis engagé dans cette ruelle. Une grande tranchée rouge fendue d’un ciel blanc. En voulant éviter une flaque d’eau j’ai trébuché sur un dos d’âne, me suis agrippé à un grand mur défait par la pluie. Il m’a supplié d’emporter ces grains de sable rouge qui lui collaient à la peau.

Mes pas ont débouché sur la rue. J’avais les mains rougies par les murmures de la Grande tranchée. Il m’a semblé tout à coup que le ciel s’ouvrait, m’enveloppait de sa blancheur, m’envoyait à la dérive comme un grain de sable emporté par la houle.

attente

Journée tranquille à poursuivre ma lecture du Traité du zen... La machine à laver roule ses hanches pendant que les mots, pêchant sur les rives intérieures, cherchent une position confortable.

en cette période de foot

Depuis près d’une semaine je traîne ce moment au fond de ma poche. Ce n’est rien d’extraordinaire pourtant – qu’un caillou sale dans l’assiette d’un chercheur d’or, une rivière de Californie maintenant terne. La moiteur du mercredi soir y était pour quelque chose, je crois. Le moment s’est collé à ma peau, mais il y a toujours un temps où la houle s’empare des secrets sédimentés du littoral.

J’avais noté les éléments importants de la scène sur un coin d’enveloppe, mercredi passé, de peur de perdre les mots. Ils restent pourtant : quelque part dans la région du cœur – oui, le cœur et le pétillement qu’on l’y connaît – avant de se laisser couler sous la peau, jusqu’au bout des doigts et de la langue. Jusque sous les paupières.

Je sentais mes pieds rudes qui se réconfortaient dans la chair molle de mes semelles. Mon sac pendait dans mon dos comme un enfant sauvage – endormi. Au coin de la rue on s’allumait une cigarette, en prenant bien garde de couvrir l’allumette dans les plis ombreux d’une main noueuse et tremblante. On traversait la rue en se hâtant faussement. L’orage n’arriverait pas jusqu’ici, mais nous laissait déguster le taffetas de sa robe de bal.

Des cris se sont mis à couler entre les barreaux d’une clôture qui se permettait de rouiller avec classe. Un claquement métallique envoyait une Rawlings planer dans le champ droit. Des bruits de gorges ont filés entre les mâchouilles de gommes et de tabac. Est venu le bruit mat de la balle dans le gant. Le bâton était maintenant à l’autre équipe.

La semaine précédente, un gamin de neuf ans à peine m’avouait qu’il n’avait jamais joué au baseball. La tristesse lumineuse qui recouvrait le parc à cet instant, coin Rouen et Nicolet, n’était peut-être pas étrangère à cette confession. Ici l’herbe était grasse et gracieuse, appuyée sur son côté, attendant qu’on lui amène le fruit d’une vigne sage. Ça et là, des bicyclettes gisaient sur le vert tendre. De grandes épaves silencieuses qui recueillaient les rayons du soleil mourant.

Dans une estrade improvisée, on partageait un verre de vin, on laissait une clope murmurer ses lambeaux de fumée en discutant Tolstoï et Sábato. Des regards qui soupirent et se laissent mourir sur des noms gravés à coups de canif – des noms gravés à coups de cœur. Un peu plus loin ça s’est mis à rire.

Un ballon argenté roulait sur l’herbe et s’amusait à caresser des pieds couverts de baskets usées. On dansait avec le ballon, on changeait de partenaire. Il y avait des accolades, des mains qui claquaient ou se frôlaient. Une attitude flottante de fin des classes, des rivalités de cour d’école qui, le temps d’une partie, allaient au placard.

Dans dix ans on serait encore au même endroit, poussant le ballon du bout du pied avec sa fille ou son fils, en lui racontant les soirées entre amis, les mauvais coups faits durant le secondaire. Les amis perdus et les larmes versées. Mais on se gardera de la nostalgie : c’est le plaisir de ces yeux pétillants qui comptera.

Le ballon s’était logé dans les côtes de la clôture. En venant le récupérer, un ado un peu trop bronzé par les machines me proposait, tout sourire, d’aller les rejoindre. Il était reparti aussitôt, sa tribu l’attendait.

J’ai poursuivi mes pas vers l’ouest, en souriant. J’avais un caillou à polir.

extraits de fatigue

Tandis que vision et sentiments se mêlaient, chaque image devenant aussitôt un tourment qui la poussait à regarder ailleurs, l'image suivante prolongeant ce tourment, se créaient ainsi des points morts où le manège infernal du monde extérieur lui laissait fugitivement un peu de repos. En ces instants, elle n'était que fatiguée, se remettait du tourbillon, s'absorbait sans penser à rien dans la contemplation de l'eau.

[...]

La mer lui plaisait, il y avait souvent de la tempête la nuit, rester éveillée n'avait plus d'importance. Elle acheta un chapeau de paille à cause du soleil et le revendit le jour du son départ. Tous les après-midi elle s'asseyait au bar et buvait un espresso.

-- Peter Handke, Le malheur indifférent, Gallimard, coll. Folio, p. 93 et 98

l'équipage

Mercredi soir, marche habituelle sur le dos fatigué d’Hochelaga. Je n’ai pas eu le cœur de prendre l’autobus, d’autant plus qu’il était bondé – le coût de l’essence a dû y être pour quelque chose. J’allais dans la brise comme un nuage endormi.

Le décor me dictait de belles choses. Des murmures de vieux et des cris d’enfants, les uns se vantant d’avoir une nouvelle canne, les autres tout fiers du bâton de hockey ayant autrefois appartenu à leur père, un Sherwood à la palette tout enrubannée de noir.

C’était à l’heure des ombres qui allongent, du vent qui glisse en douce de la rue aux ruelles, des ruelles aux appartements. Ce vent qui chatouille les mollets fatigués des travailleurs engoncés dans leur Chesterfield, bière froide au poing.

Chez Jimmy le souper était servi. Quelques clients, pour la plupart retraités, souriaient à l’approche d’une bouteille de rouge offerte par le patron. Des amis de longue date tenus par les liens du palais et de l’estomac. Chez Beauchesne, un serveur humait le vent en s’essuyant les mains au revers de son tablier. Échange de sourires discrets accompagnés d’un petit hochement de tête. Quelque part, un chien bouffait des ordures.

Puis le silence. Il ne faut pas trop y penser au risque de le perdre – un moment privilégié où la lumière se met à couler de chaque fissure du trottoir, de chaque regard cerné et pétillant de la fin de journée.

Dans cette allée à la peau craquelée, bardée de chaleur humaine, le drap contour avait fait place à une dizaine de serviettes de bain délavées comme autant de fanions pastel. J’aurais voulu courir dans cette ruelle, aller à bord de ce bateau dérivant dans une mer de gris, serrer les mains épaisses de l’équipage, rire, m’émerveiller des histoires qu’on conterait en buvant un coup.

Mais j’étais déjà ailleurs et le phare me ramenait à l’ordre pour me frapper de la réalité. Je devais rentrer au port.

ah...

C'est que j'aurai plusieurs mots à mettre nez à nez ce soir, au détour d'un espresso. Rien de bien extravagant, sauf quelques replis de peau - plus pâte que chair. Rien de coquin, je laisse ça à ceux et celles qui le font bien.

Quelques jupes froissées aspergées de parfum clair, les paroles tristes et comiques d'un vieux à lunettes fumées, des arômes de café qui se battent contre l'humidité d'un orage annoncé.

Toutes sortes de choses aussi liées que les deux rives d'une couture déchirée - un jean trop serré durant les travaux de jardinage.

drap contour

Ça aurait pu être banal. Il aurait pu se retourner, pour humer le parfum désormais subtil des lilas, saluer un ami partageant café et blagues grivoises avec son voisin de palier. Sourire à la vue d’une gamine jouant au foot en jupe longue, dans la chaleur collante d’une ruelle encore à peine éveillée. Peut-être était-ce une impression de déjà vu, collée au cœur, qui se permettait de vagabonder dans un décor d’asphalte et de colimaçons rouillés.

Il n’y avait rien de tout cela, pas cette fois. Tout était à sa juste place : les plantes vertes prenaient un bain de soleil sur le balcon, un chat orange se taillait sous un escalier de bois pourri. Un verre de rousse perlait sur la table vitrée d’une terrasse. Quelque part une enfant pleurait – son père aussi.

C’était surtout ce drap contour qu’il regardait, épinglé sur une corde à linge ventrue, tout de blanc gonflé par la brise déjà chaude du matin. Pourquoi s’était-il retourné de ce côté-ci de la rue plutôt que de l’autre où, dans les herbes hautes, on s’échangeait des mots doux sous l’ombre bienveillante des érables argentés?

Il est reparti en silence, la moiteur de l’air courant sur ses joues, partant à la découverte d’un ailleurs tout proche à bord d’un trois-mâts de papier jusque-là enfoui dans ses souvenirs. Peut-être allait-il jeter l’ancre «dans la grande clarté immobile du passé», comme l’écrit Barbéris, dans quelque archipel de souvenirs concassés, un drap contour hissé sur le mât de misaine.

dis-moi, c'est quoi?

Une île? Tu veux vraiment savoir c’est quoi une île? Je devrai y penser, mais au pif, comme ça, une île c’est un bout de terre ferme bordé par l’incertitude de la mer. Ça t’irait comme réponse?

Bon... Quoi? Une île intérieure?


C’est que je n’y ai jamais vraiment réfléchi. C’est… C’est chaud. Ce n’est ni dur, ni cassant. C’est même un peu rond et je pense que ça pourrait fondre sur la langue, comme les chocolats de Chloé. Ça peut faire sourire et tout le contraire aussi. Ça prend dans les joues et sous le nez, en te faisant remonter la houle dans les yeux. Pourtant t’es bien.

Une île intérieure? C’est peut-être le voile d’un jour de pluie brodé dans la chaleur d’un café. Peut-être que c’est vouloir jouer au pirate en oubliant qu’on a vingt ans, pour une fois.

Dimanche

Dimanche passé c’était plutôt maussade. Les nuages flottaient autour du cou de giraffe du stade, le vent filait doux et traînait l’humidité sur son dos moelleux. Les grives se tenaient tranquilles. Mes semelles léchaient le crâne chauve de la rue Hochelaga. C’était bien, c’était confortable. Cela faisait des mois que j’avais trotté dans les rues un dimanche matin. Ça et là les policiers installaient des barrières pour le Tour de l’Île – journée où je me comptais chanceux d’être piéton et où je pouvais donner le ton à force de pieds posés l’un devant l’autre.

Somme toute j’aurais cru aux matins du bled durant lesquels le ronron des voitures timides se faisait chuchotement, ces bons matins qui mettent juin sur les rails en faisant sourire les gens, sans forcer, après le premier café du matin. Madame K, à hauteur de Joliette, agrémentait son parterre de géraniums. Elle chantonnait sur un air de Brassens pendant que deux petits vieux se contaient des blagues grivoises sur un balcon, verres de bière en accompagnement.

Plus loin, un homme assis à l’entrée d’un dépanneur sirotait son café et regardait le ciel de façon distraite, caressait l’anse de ses mains noueuses et craquelées. Il m’a souri, comme ça, l’air de rien. M’a souhaité la bonne journée – j’ai fait de même. À cet instant-là je me suis retrouvé avec un pied dans le bled et l’autre dans Montréal, avec un de ces chatouillements au cœur qu’on ne s’explique pas. Peut-être que j’avais touché, du bout de l’orteil, le sable chaud de mon île intérieure.

C’était dimanche matin et il s’est mis à pleuvoir, juste un peu, juste assez pour que des perles claires se forment sur les fils entrelacés de ma veste. Il pleuvait et pourtant c’était beau, coloré. J’étais un peu ici, un peu ailleurs, quelque part entre un sourire et des kilomètres d’asphalte.