monsieur Singer


De ma fenêtre, je regarde monsieur Singer traîner sa bosse. Il prend appuie sur sa jambe gauche, lève sa jambe droite lourdement pour ensuite la laisser tomber trois ou quatre pouces plus loin. Il n’y a rien de droit dans cet homme, sauf cette rage contenue qui le pousse à vers l'avant, toujours. Il a la moitié gauche du visage paralysée, il louche, une scoliose lui brise le dos depuis ses jeunes années, ses tibias sont fortement arqués, son pied droit tire à gauche mais il marche avec la régularité d’une machine à coudre. Quand je le croise, devant la boulangerie ou le Sata, il se contente souvent de passer son chemin en regardant bien haut au-dessus de l’horizon. À de rares occasions, il risque un timide ‘lut! à l’intention des passants qui eux ne daignent pas lui répondre.

Il passe probablement pour la dernière fois de l’automne sous ma fenêtre, laissant deux traces quasi ininterrompues dans la neige qui recouvre le trottoir. Ça lui donne un air paisible, comme si les flocons agglutinés sur son manteau adoucissait les angles de son corps – cette douceur, Le Breton l’évoque pour la ville enneigée. J’imagine qu’il doit y avoir des centaines de villes accumulées, incrustées dans les muscles de monsieur Singer : certaines assaillies par les tempêtes de sable ou par la morsure du gel; d’autres sont tapissées de rues où des ribambelles d’enfants, rougis par le rire, s’émerveillent de toits pastel et de cheminées en terre cuite d’où s’échappent des volutes de tabac anglais. Dans les rues d’Hoch’lague, il marche jusqu’à la fin de lui-même, jusqu'aux quais lumineux de ses villes intérieures.