de la poussière dans les yeux

11 février, pour laisser croire que les dates importent. Le vent file entre les cheveux. Sous le manteau aussi. La journée est douce – la première journée, depuis un bail, où le foulard n’est pas de mise. Je redécouvre le quartier, ce matin, alors qu’il fond comme une roche dans un verre de rhum and Coke. Le trottoir me montre déjà sa craque. Ses mauvais plis cachés depuis novembre aussi. Des vieux mouchoirs, de la crotte de chien à la pelletée, des tapis moisis, des boîtes de cartons gardées trop longtemps au sous-sol… Oh, c’est jour de collecte des ordures, aussi.

Madame Tremblay, avec sa pancarte STOP, est encore et toujours souriante derrière les sillons de son visage. Bonjour jeune homme qu’elle me dit, tout comme ses constatations génériques sur la pluie et le beau temps. Aujourd’hui c’est le beau temps et, me confie-t-elle, ça sera beaucoup moins dur pour les rhumatismes. Pour preuve, pas de canne pour la journée. « Mais est-ce que je t’ai dit ça? Je m’en vais à Paris fin avril! Avec mon mari, oui! J’ai ben hâte, ben hâte! On ira… » Elle me raconte ses plans de voyage et je souris, lui faisant promettre de tout me raconter quand elle reviendra. Après plusieurs minutes de bavardage, elle lève sa pancarte de façon impérieuse, me souhaite la bonne journée en me lançant, de sa voix rocailleuse, qu’on devra se reparler de tout ça ab-so-lu-ment!

Dans le parc Préfontaine, je suis l’habituelle procession des promeneurs de chiens. Trois gros hommes, et autant de chiens s’en vont lentement sur le sentier glacé qui fend le parc en diagonale. Sur le terrain de baseball recouvert de sucre à glacer, un nouveau venu dans le quartier : un colley et son propriétaire, tous deux pré-post-pubères se fatiguant à courir après une balle. Ça crie et ça jappe. Des airs de printemps qui flottillent, soudain.




Je me demande ce qui arrivera quand la brigadière du coin ne sera plus là. Elle qui traîne sa lourde masse et ses six décennies d’enfants rieurs et braillards, de courtois et de chauffards. Elle qui, chaque semaine, m’arrête au coin de Rouen et Darling pour piquer une jasette, jamais bien longue, tout juste assez pour sourire parfois, et reconnaître dans cet intervalle un chemin. Je me demande ce qui arrivera quand elle ne sera plus là. Cette impression un peu folle que le quartier va se découdre, peut-être même se déchirer. Une couture du quartier qui, depuis 34 ans, garde ses quatre coins de trottoirs comme un trésor…

Hier, en la voyant sortir de chez Autopro dans son imperméable fluo – qui lui donne un corps gros au point d’en faire disparaître sa tête – elle m’a parue fatiguée. Elle chaloupait dans le vent, lourdement appuyée sur sa canne, les pieds traînards, son STOP aussi. Puis je me suis dit que ça y était, que c’était la dernière fois qu’elle pouvait apparaître de la sorte devant moi et pourtant, c’est à ce moment même qu’elle est devenue immuable, ancrée dans le béton de mon quotidien, comme le chat du 2202.