circonvolutions

Ça prend souvent comme un coup de tête, peut-être plutôt comme un coup de pied. On est assis des heures durant devant un écran ou encore avec un livre sur les genoux, la tête qui dodeline de sommeil. On se prend à se lever, mettre ses souliers, son jacket – car le manteau, en ces temps de défroidure, n’est plus de mise. On fait passer le portefeuille du manteau d’hiver au plus léger, fait de même avec le carnet et le stylo pour enfin réaliser que la quatrième personne du singulier est bien drôle quand elle veut. […]

Je pense que c’est comme ça que ça se passe, le goût d’aller marcher, je veux dire. Encabané entre quatre murs et demi de plâtre mal foutu, coincé devant tous ces mots qui courent et qui ne s’arrêtent jamais de défiler devant les yeux, je m’y perds. Plutôt, je me perds. Il me faut alors mettre la clé dans la porte, tourner les talons, et déguerpir – sans me presser. C’est peut-être simplement pour entendre les marches de l’escalier craquer ou bien la caresse du vent sur une joue, reprendre contrôle de ce corps de plus en plus mou, écrasé trop longtemps dans un grand sofa bleu de mer. […]

Et pourtant, drôle de chose que la marche. Si je me sens revivre de la plante des pieds jusqu’aux genoux, pour ensuite passer par le dos et le cœur – qui ne bat pas si vite, tout de même – il semble qu’un blocage se fasse à hauteur d’oreille. Car mettre le pied dehors, c’est reprendre mes moyens, tout en sachant que je vais les perdre quelques minutes plus tard, en me laissant glisser, comme un matou qui tend vers l’errance, dans les bas-fonds du quartier, dans les angles plus arrondis – et nécessaires – d’une ruelle, d’un parc, d’un café même lors des jours de luxe, pour me faire crocheter le regard dans les rouillures d’un escalier ou d’une galerie, pincer l’oreille par une engueulade de riverains, chatouiller par des odeurs précoces de barbecue. […]

Je marche par intermittence. Sansot, fidèle ami de papier, dit d’ailleurs qu’il y a le marcheur d’une part et le flâneur de l’autre, non seulement pour une question de lenteur, mais par son attitude générale, sa façon de se disperser dans les choses par sa sensibilité propre, au point de ne plus savoir différencier le sensible du senti. Le marcheur progresse dans l’espace alors que le flâneur lui, peut-être parce qu’il est moins ambitieux ou plus réaliste, se permet de régresser; aller jusqu’à perdre les mots et les retrouver, comme un enfant qui s’approprie pour la première fois un objet, le conforme à cette langue plombée de mémoires qu’il ne se connaît pas. […]

Et c’est bien souvent comme ça que tout arrive. Je mets le pied dehors pour me retrouver, le front barré de ces mots qui se recoupent, se combinent et se réfutent, que j’en viens à tomber dans le tissu du quartier, un tricot serré d’asphalte froid qui se barde de chaleur humaine, quand l’écoute y est. Un bâton de hockey qui claque sur le dos de Joliette, des planches à roulettes qui détalent et des cris lancés par la fenêtre guillotine (évitant de justesse la bouteille de bière qui la tient en place). Ne suffit que de quelques rues et tout à coup on se sent accueilli dans l’haleine chaude du quartier. Comme me le rappelle Sansot : « Le bonheur d’habiter ces deux ou trois rues, ce n’est pas, au premier chef, d’être en soi, mais de coexister, de venir tous ensemble, sans souci de priorité à l’existence. » Co-existence, co-naissance, co-présence. On y trouve chacun son compte, à sa manière. […]