(dé)géométrie

« À dire vrai, songe l'homme, rien ne vient avant ni après. Tout se tient. Tout vient ensemble. L'espace façonne le mouvement de ceux qui le façonnent afin de s'y mouvoir. Le mouvement des hommes a donné forme aux espaces tout comme le vent, la mer, les vagues, les fluides, les laves ont façonné les reliefs. En retour, la morphologie a modelé, sculpté, orienté les mouvements humains. Par ici, du fait de cet obstacle, rien ne pouvait passer. Là, en revanche, un col, une vallée ménageaient de possibles parcours. Et du reste, tout mouvement n'est-il pas, finalement, un espace qui se transforme? Un changement de géométrie? Une transfiguration? Tout espace, par ailleurs, n'est-il pas un mouvement suspendu, arrêté dans sa course, tout comme les formes géologiques sont des flux de magma solidifié?

L'homme est arrivé au village. Il déchiffre, effacé, le nom du lieu. Rien ne bouge. Depuis longtemps, le village est abandonné. L'homme s'arrête. S'assied sur une pierre sur laquelle il se pose chaque fois qu'il revient. Sort sa gourde, un saucisson, un morceau de pain. Il respire. Rien ne se passe, rien, si ce n'est que par sa présence, par son regard, il permet à ce lieu perdu, où nul ne vient durant des mois, de vivre à nouveau. Et ce lieu sans âme qui vive, lui permet de traverser cet instant de quiétude. Le temps d'une marche, le temps d'un arrêt, un homme et un lieu ont lié connaissance. L'homme regarde ce lieu. Il lui semble percevoir le regard de celui-ci. Et ce lieu, peut-être, lit-il dans les pensées de l'homme. »

- Alain Médam, «Traversées», in L'étonnement et la réflexion. Retour vers la philosophie, p. 83