c'est déjà beaucoup

Métro Mont-Royal.

Elle était assise sur un banc, de l’autre côté des rails, dans ce renfoncement du mur qui prenait des manières d’alcôve. Le genou replié contre son corps, iPod dans la main gauche – qui elle reposait sur son pied mollasson. Le pouce changeait les pistes et l’oreille, probablement, n’entendait pas. Je n’ai vu de son visage que la ligne du nez, l’angle aigu du menton. Sa chevelure – un rideau, un mur. Mais, derrière ce corps replié et fractionné, recollé au fil de la plume sur une page du carnet, est apparue la fourrure de son capuchon, duvet singulier flottant à hauteur de l'épaule. Des ailes, me suis-je dit. Mais ce n’est pas un ange. Simplement une fille avec des ailes, et c’est déjà beaucoup.

Rubik's cube

Un sac lourd de livres accroché au dos. L’appareil photo dans la poche droite du manteau, le carnet dans la gauche à hauteur du cœur. Le wagon est bondé mais toujours les gens abondent.

Ça se pousse, ça joue du coude puis ça devient immobile quand le métro se met en marche. On a tout de même renversé un café – ça me coule dessus en plus. La manche, le sac. Je soupire en roulant de gros yeux vers mes voisins Veston Cravate et Foulard de Soi, pour réaliser que ce café, c’est le mien.

Beaudry. Ça se vide un peu pour laisser place à quelque Humpty Dumpty de ce monde. Un grand monsieur rond, teint laiteux, crâne dégarni, couronne de cheveux roux et nœud papillon, sueur au front et souliers frottés au Kiwi. Sous son veston, un t-shirt de Pink Floyd.

Papineau. Du mouvement! Humpty se bouge tant bien que mal vers un banc qui se libère. Derrière moi, des tentatives de punks, bière à la main, des manières de piercings dans le nez qui font Fruit Loops. Un certain charme. Une fille qui chantonne un air de Brassens, la voix claire. Quelque part, une coulisse de bave trahit une sieste.

Préfontaine, déjà? Un cube Rubik entre des mains souples. Recomposé en pas moins de vingt secondes et quelques hésitations. Les carrés de couleur mélangent avant de tomber dans la poche d’un manteau bleu. Le wagon se vide et je suis poussé hors de mes rêveries. Les portes se referment et je reste là, sur le quai incrusté de calcium, à noter les couleurs de la ville dans mon carnet. Peut-être pour mieux les brouiller, éventuellement.

cafés

J’étais donc entré entre les murs chantants du café, ce jour-là, après cinq ou six ruelles, deux rues et une librairie. La session venait de se terminer en me souffler des mots doux, des mots de paresse qui sentaient bon le chocolat chaud. La chaleur de la tasse, son île de crème fouettée – petit luxe de la journée – et la rumeur des Fêtes en accompagnement. J.-G. était là avec sa tête blanche et son nez fin, lisait son journal en laissant filer, entre ses lèvres molles et son dentier, des mots doux aux yeux bleus qui le côtoyaient.

J’étais maître de mon temps, véritablement, sans contrainte de travaux à remettre, sans courses à faire. Une journée pour me perdre dehors, dans toute la neige qui adoucissait le paysage de Montréal, qui venait se poser sur les langues de mes bottes et entre les lacets, le crounch caoutchouteux à chaque pas rattrapé. Les cuisses gelées. Puis j’avais abouti dans un café où les gens bavardaient à demi-mots, se racontaient les vacances à venir où les heures supplémentaires à faire, les petits malheurs d’Hélène mais aussi cette petite joie qui poussait doucement au creux de son ventre. Les sorties entre amis de la veille et le regard de ceux qui ne pourraient pas sortir puisqu’encore coincés entre deux essais à écrire – pour le lendemain.

Assis à côté d’une étagère remplie de paquets cadeaux : chocolat chaud, cidres, grains de café, tasses et soucoupes de toutes sortes, je me sentais un peu à l’étroit. Non pas cette étroitesse du lieu qui confine, mais celle qui permet de se blottir. Si la chaise où trônait mon postérieur gelé n’était pas confortable, l’entrelacement velouté des voix me faisait oublier ma condition de flâneur à l’arrêt. J’avais sorti de ma poche cette petite plaquette de Claudel, Le Café de l’Excelsior, pour m’oublier un peu, divaguer dans un autre café que celui où je me tenais.

Des rires me chatouillaient la nuque, ceux des employés qui eux sirotaient un court pendant une accalmie. Quelques bises, on se souhaitait de belles Fêtes, les meilleurs vœux. La santé, l’amour. On s’est même souhaité du temps et j’ai souri, me demandant comment on pouvait bien attraper un peu de temps en bouteille pour l’offrir à un être aimé. Il faut le faire, le temps, me disais-je. Le prendre et ne plus le laisser filer, le garder dans sa poche et y inscrire, quand ça nous prend, un mot ou deux, un croquis si on a la chance de n’être pas trop mauvais en dessin.

L’île de crème fouettée siégeait comme une reine sur mon café. On entrait en grelottant, par la porte qui donne sur les rues Saint-Denis et Maisonneuve, en laissant des parenthèses de gadoue sur le tapis imbibé d’eau et de gros sel. J’avais terminé mon croissant sans m’en apercevoir. J’ai rangé Claudel dans la poche de mon manteau, enfilé mon café. Laissé ma place à qui voulait bien la prendre. La neige tombait encore.

semelles de ville

Du plus loin que je me souvienne, il y a toujours eu dans le bled, intersection Maclaren Est et Bélanger, une paire de chaussures usées accrochée aux fils électriques qui pendouillent paresseusement au-dessus de l’asphalte. Même chose dans la ruelle Ontario, je ne sais plus à hauteur de quelle rue – une paire de Converse à la Cobain. Des règlements de comptes entre gamins, pour des histoires de tout et de rien. Surtout de rien.

Quelques jours de cela, coin Hochelaga et Frontenac, même scénario. Une paire de Riverlands qui se balance sur les plaques odonymiques et les feux de circulation. Tous neufs. Pas même une tache de calcium! L’impression vague, tout à coup, que la ville possède ses propres semelles, qu’elle me fait le plaisir de m’accompagner, sans trop se presser.

les cinq lois de la flânerie urbaine selon Jean-Noël Blanc

Voir Besoin de ville, par Jean-Noël Blanc chez Seuil, p. 230-236.

1: Il doit «choisir des souliers confortables.»
2: «le flâneur est un naufragé heureux. Il cherche à se perdre.»
3: «Il doit se goinfrer de livres.»
4: «la flânerie est une affaire d'idiot enchanté qui rêve les yeux ouverts.»
5: «tout en elle se conjugue à la première personne du singulier.»

pieds

Toujours ce toit coulant par chaudières, station Préfontaine. À la mezzanine, le plancher est tatoué de calcium. Je descends sur les marches salées. En attente du prochain métro, les habitués. Bas de nylon et bottes de cowboys attifés de genoux grelottants, des zippers de sacoches trop pleines qui vomissent des bâtons de rouge à lèvres, un cahier de notes qui repose sur des os dont il manque les cuisses, des boissons pour bourreaux de travail aux mains gercées et les ongles rongés. Un nu-pieds à qui on réchauffe les orteils rougis par le froid… et qui continuait à pitonner sur son téléphone-caméra-baladeur-etc. Je regarde mes bottes. Ses pieds. Son cellulaire. Mes bottes.

maytag

C’est à quelques pas du coin de rue Hochelaga et Montgomery que je ralentis le pas, m’exclame et pointe à ma droite : « Une maison encastrée! » suivie d’ « un camion de Maytag! » J. acquiesce à ces mots et me dit, le sourire et le nez un peu retroussés, que j’ai dû voir le camion, marqué de son classique bonhomme à casquette bleue, au même moment que la maison. Il y a des choses, semble-t-il, qu’on ne saisit qu’après coup. « On tourne ici! »

J’ai trottiné, tout comme J., dans les raies de glace laissées par des voitures sur les côtés enneigés de la ruelle. Puis je me suis arrêté, levé les yeux vers les branches de l’arbre qui se tenait là – depuis plus longtemps que moi, évidemment. Que du silence. Puis, l’un après l’autre, des potins racontés par des plumeaux noirs aux reflets verts, bien haut perchés sur leurs branches. Tout juste assez de vert pour laisser deviner le printemps – qui lui n’arrivera que dans quelques mois. Qu’il prenne son temps.

rumeur

Hier, sur la rue D., il y aura eu le bruissement des samares, persistants au bout de leur branche. Aussi, des pas qui se seront arrêtés dans la neige. Et surtout la rumeur des pluies chaudes de juillet. Quoiqu’on en dise, l’hiver n’est pas si froid.

marche et arrogance...

«In 1807 he [Robert Barclay Allardice] challenged Abraham Wood, one of the best known competitive walkers of the day, to a twenty-four-hour race, the winner simply being the one who'd walked the farthest in that time. Out of what can only have been sheer arrogance, Wood gave Barclay a twenty-mile head start, but then got into physical difficulties, resigned after six and a half hours, and subsequently died.» - Geoff Nicholson, The Lost Art of Walking, p. 71

Raison de plus pour flâner et non de faire de la marche rapide.

rénovations


Cette affiche, coin Ontario et Moreau, m'a toujours bien fait rire. C'est aujourd'hui, les joues presque fendillées de froid, poussé ça et là dans des parcs du quartier que je connaissais plus ou moins, que je lui ai rendu une petite visite.

21 décembre

Il y a quelques jours, une autre session terminée. Cerné, mais le cœur léger, j’ai marché à travers la tempête qui, malgré tout ce qu’on pouvait dire à la télé, n’est pas si terrible que ça. Suffit d’avoir des bottes au lieu de pneus quatre saisons. Après une tentative peu concluante de flâner du côté de la Station Centrale – les gardiens de sécurité étant plutôt fouineux ce jour-là et la foule, d’habitude accueillante, se voilant sous des airs de raz-de-marée – j’ai opté pour quelques pas dans la ruelle verte dite des Ruellards, parallèle à St-Christophe.

(À noter que les escaliers qui donnent un air sympathique à l’extrémité nord de cette dernière sont maintenant libres d’accès. Au mois de novembre, je réussissais à planter savamment au bout de la ruelle en voulant escalader, à la suite d’A. C., les différents paliers qui bordaient l’escalier. Tout comme il me l’expliquera dans un courriel, « Saint Christophe est à ranger, avec les chiens errants et les 2 par 4, dans la catégorie des ennemis du flâneur. » Marché quelques semaines avec, au genou, comme une rotule de bois. La marche, c’est une affaire de chutes – contrôlées ou pas...)

Détour sur le territoire des Ruellards, donc. J’y accède sans trop me presser par le parc Colette-Devlin, qui a un certain charme sous la neige moelleuse et presque chaude au regard. Ses bancs, où quelques aimables petits vieux viennent d’habitude souffler un brin, laissent toute la place aux flocons. Derrière moi, le mur de la bâtisse au sud me nargue gentiment avec sa murale estivale. Le froid commence à mordre les joues. J’entre dans la ruelle en poussant la porte de la petite clôture en fer. La neige à mi-cuisse, aucune trace de pas devant moi. J’ai le plaisir d’y être le premier depuis un temps.

À ma gauche, on célèbre, par quelques coupures de journaux, le grand ménage du 5 septembre 2003. La photo d’un gamin étendu sur un asphalte tatoué de craie, le visage souriant, l’air conquérant. Un peu plus loin, deux femmes, un homme et trois balais – des tas de feuilles en devenir et des banderoles colorées qui traversent de part en part la ruelle. En continuant vers le sud, mon chemin d’hiver ouvre sur des lattes de pvc peu reluisantes, souvent trouées, d’autres fois de la tôle rouillée ou de la mousse isolante fuyant de ses planches d’accueil. Je crois que c’est pourtant là que se trouve son charme, maquillé ça et là par la neige et ses plis ombreux.


*

Je me souviens m’être arrêté ce jour-là, peut-être une dizaine de minutes, les cuisses gelées dans la neige, devant un panneau de signalisation de sens unique pointant vers le bas, à me demander ce que je faisais dans cette ruelle par un jour de congé et de tempête. Y avait le silence et son grain particulier, la lumière un peu grise qui montait de la neige. Je suis même prêt à dire que j’ai souri, autant que le permettait ma face frigorifiée du menton jusque sous les yeux. Je crois qu’il y avait là un morceau de bonheur ou quelque chose de semblable qui sentait bon les biscuits aux pépites de chocolat. Suis allé du côté de la Deuxième tasse, question d’y réfléchir autour d’un café…