neuf vies


On m’a dit un jour que les chats avaient neuf vies. On m’a dit aussi que les chats, avec leurs trois noms, se cachaient pour mourir. Peut-être en va-t-il de même pour la ville. En la battant des pieds, renouvelant chaque jour son rythme, on réalise qu’on meurt avec elle, sans s’en apercevoir. Notre poussière se mêle à la sienne et on n’est plus qu’un vieux cheminot malgré nos vingt ans. On se mêle à ses cordes à linges lestées de lumière. On rit, on pleure pour un rien en regardant une mère prendre son seul temps de répit de la journée, sur sa galerie, entre les matous et le ciel fatigué.

defrost


Je me retrouve en train de marcher, le dos en garnottes, dans une asphaltade raboteuse. Au-dessus d’une garderie transformée en dépotoir de jouets pour enfants, rue Sansregret (sauf celui de n’être pas nommée à juste titre ruelle), on grille une clope en calant des fonds de bouteilles. Des shorts trop courts, des ravins dans les cuisses, des rouleaux dans les cheveux, des seins fatigués sous une camisole effilochée. Il y a des jours où j’aimerais écrire de la fiction.

La vie reprend son cours dans le quartier. Les ruelles dégèlent et font dorer leurs vieilles seringues au soleil tandis que « le grand sémaphore des cordes à linge », comme dirait Carpentier, recommence à se faire bavard. Les chats minaudent avec les bouteilles de Jack et les mufflers de char. On balaie l’entrée du garage en traînant les pieds. On s’enduit les mains de graisse et de rouille – c’est déjà l’été qui commence.

Dans un coin de brique et de clôture, on planifie sécher un après-midi de cours tandis qu’ailleurs on fond en larme en raccrochant le téléphone. Je me surprends, juste assez pour m’arrêter, à regarder des petites mains le long de la ruelle. Le sentiment qu’à la fin des classes, les kids vont recommencer à se rassembler jusqu’à l’heure du souper, pour dessiner à la craie des jeux de marelles et des injures dans les ruelles du quartier – faire du bruit et vivre, sans demander leur reste. Jusqu'à l’heure du souper.

compagnons de marche



Il en est toujours un pour vous rappeler, qu'en bout de ligne, c'est vous qui êtes observés.

parallèles


Ni patrie / ni état / ni Québec / ni Canada. Ces mots défilaient sous mes yeux alors que je chaloupais dans la fonte printanière d’une ruelle. On écoutait la télé trop forte, on s’engueulait à propos des dépenses inutiles alors que la ceinture, déjà serrée, commençait à craquer, on donnait des coups de bâton de hockey dans l’asphalte amolli alors que dans la rue on exagérait sur le rouge à lèvres et les déhanchements – un mercredi soir. Des enfants armés de leurs bâtons, leurs pads et leur goal, dialoguaient du doigt avec un automobiliste venu déranger leur jeu. L’équipe des bleus égalisait la marque 1 à 1, allait rentrer à la maison trop tard et pleurer sous les draps en comptant ses nouvelles pucks. Plus au nord, dans une autre ruelle tatouée, on répondait par les mêmes lettres mal assurées : parce que ça ne nous correspond pas.

let the boots do the talking


C’est ce qui était écrit dans ma ruelle d’adoption. Seulement, je n’avais ni bottes ni compte à régler. Pourtant mes semelles faisaient parler le quartier à leur manière, lisant en sautillant la prose du trottoir et de la poussière. Je me suis laisser berner une fois de plus par le soleil, me suis mis à le suivre en espérant attraper son feu mourant alors que, déjà, il se laissait choir dans les tranchées d’Hochelaga. Je l’ai perdu de vue à quelques pas des rails de la CP, dans le dodu de la marée haute et de la plage timide. Le cri des mouettes, une cabine échouée. J’ai retrouvé mon île, le temps d’ajouter une virgule – ou deux – au texte de ma ville… Puis le vent s’est levé, a baissé les stores du jour pour me replonger dans la réalité du mois de mars : eh oui, le nez à ce temps-ci peut encore se permettre de geler.

de la poussière dans les yeux

11 février, pour laisser croire que les dates importent. Le vent file entre les cheveux. Sous le manteau aussi. La journée est douce – la première journée, depuis un bail, où le foulard n’est pas de mise. Je redécouvre le quartier, ce matin, alors qu’il fond comme une roche dans un verre de rhum and Coke. Le trottoir me montre déjà sa craque. Ses mauvais plis cachés depuis novembre aussi. Des vieux mouchoirs, de la crotte de chien à la pelletée, des tapis moisis, des boîtes de cartons gardées trop longtemps au sous-sol… Oh, c’est jour de collecte des ordures, aussi.

Madame Tremblay, avec sa pancarte STOP, est encore et toujours souriante derrière les sillons de son visage. Bonjour jeune homme qu’elle me dit, tout comme ses constatations génériques sur la pluie et le beau temps. Aujourd’hui c’est le beau temps et, me confie-t-elle, ça sera beaucoup moins dur pour les rhumatismes. Pour preuve, pas de canne pour la journée. « Mais est-ce que je t’ai dit ça? Je m’en vais à Paris fin avril! Avec mon mari, oui! J’ai ben hâte, ben hâte! On ira… » Elle me raconte ses plans de voyage et je souris, lui faisant promettre de tout me raconter quand elle reviendra. Après plusieurs minutes de bavardage, elle lève sa pancarte de façon impérieuse, me souhaite la bonne journée en me lançant, de sa voix rocailleuse, qu’on devra se reparler de tout ça ab-so-lu-ment!

Dans le parc Préfontaine, je suis l’habituelle procession des promeneurs de chiens. Trois gros hommes, et autant de chiens s’en vont lentement sur le sentier glacé qui fend le parc en diagonale. Sur le terrain de baseball recouvert de sucre à glacer, un nouveau venu dans le quartier : un colley et son propriétaire, tous deux pré-post-pubères se fatiguant à courir après une balle. Ça crie et ça jappe. Des airs de printemps qui flottillent, soudain.




Je me demande ce qui arrivera quand la brigadière du coin ne sera plus là. Elle qui traîne sa lourde masse et ses six décennies d’enfants rieurs et braillards, de courtois et de chauffards. Elle qui, chaque semaine, m’arrête au coin de Rouen et Darling pour piquer une jasette, jamais bien longue, tout juste assez pour sourire parfois, et reconnaître dans cet intervalle un chemin. Je me demande ce qui arrivera quand elle ne sera plus là. Cette impression un peu folle que le quartier va se découdre, peut-être même se déchirer. Une couture du quartier qui, depuis 34 ans, garde ses quatre coins de trottoirs comme un trésor…

Hier, en la voyant sortir de chez Autopro dans son imperméable fluo – qui lui donne un corps gros au point d’en faire disparaître sa tête – elle m’a parue fatiguée. Elle chaloupait dans le vent, lourdement appuyée sur sa canne, les pieds traînards, son STOP aussi. Puis je me suis dit que ça y était, que c’était la dernière fois qu’elle pouvait apparaître de la sorte devant moi et pourtant, c’est à ce moment même qu’elle est devenue immuable, ancrée dans le béton de mon quotidien, comme le chat du 2202.

circonvolutions

Ça prend souvent comme un coup de tête, peut-être plutôt comme un coup de pied. On est assis des heures durant devant un écran ou encore avec un livre sur les genoux, la tête qui dodeline de sommeil. On se prend à se lever, mettre ses souliers, son jacket – car le manteau, en ces temps de défroidure, n’est plus de mise. On fait passer le portefeuille du manteau d’hiver au plus léger, fait de même avec le carnet et le stylo pour enfin réaliser que la quatrième personne du singulier est bien drôle quand elle veut. […]

Je pense que c’est comme ça que ça se passe, le goût d’aller marcher, je veux dire. Encabané entre quatre murs et demi de plâtre mal foutu, coincé devant tous ces mots qui courent et qui ne s’arrêtent jamais de défiler devant les yeux, je m’y perds. Plutôt, je me perds. Il me faut alors mettre la clé dans la porte, tourner les talons, et déguerpir – sans me presser. C’est peut-être simplement pour entendre les marches de l’escalier craquer ou bien la caresse du vent sur une joue, reprendre contrôle de ce corps de plus en plus mou, écrasé trop longtemps dans un grand sofa bleu de mer. […]

Et pourtant, drôle de chose que la marche. Si je me sens revivre de la plante des pieds jusqu’aux genoux, pour ensuite passer par le dos et le cœur – qui ne bat pas si vite, tout de même – il semble qu’un blocage se fasse à hauteur d’oreille. Car mettre le pied dehors, c’est reprendre mes moyens, tout en sachant que je vais les perdre quelques minutes plus tard, en me laissant glisser, comme un matou qui tend vers l’errance, dans les bas-fonds du quartier, dans les angles plus arrondis – et nécessaires – d’une ruelle, d’un parc, d’un café même lors des jours de luxe, pour me faire crocheter le regard dans les rouillures d’un escalier ou d’une galerie, pincer l’oreille par une engueulade de riverains, chatouiller par des odeurs précoces de barbecue. […]

Je marche par intermittence. Sansot, fidèle ami de papier, dit d’ailleurs qu’il y a le marcheur d’une part et le flâneur de l’autre, non seulement pour une question de lenteur, mais par son attitude générale, sa façon de se disperser dans les choses par sa sensibilité propre, au point de ne plus savoir différencier le sensible du senti. Le marcheur progresse dans l’espace alors que le flâneur lui, peut-être parce qu’il est moins ambitieux ou plus réaliste, se permet de régresser; aller jusqu’à perdre les mots et les retrouver, comme un enfant qui s’approprie pour la première fois un objet, le conforme à cette langue plombée de mémoires qu’il ne se connaît pas. […]

Et c’est bien souvent comme ça que tout arrive. Je mets le pied dehors pour me retrouver, le front barré de ces mots qui se recoupent, se combinent et se réfutent, que j’en viens à tomber dans le tissu du quartier, un tricot serré d’asphalte froid qui se barde de chaleur humaine, quand l’écoute y est. Un bâton de hockey qui claque sur le dos de Joliette, des planches à roulettes qui détalent et des cris lancés par la fenêtre guillotine (évitant de justesse la bouteille de bière qui la tient en place). Ne suffit que de quelques rues et tout à coup on se sent accueilli dans l’haleine chaude du quartier. Comme me le rappelle Sansot : « Le bonheur d’habiter ces deux ou trois rues, ce n’est pas, au premier chef, d’être en soi, mais de coexister, de venir tous ensemble, sans souci de priorité à l’existence. » Co-existence, co-naissance, co-présence. On y trouve chacun son compte, à sa manière. […]

le café de Ph. D.

«La saveur du café arrête le bonheur et gomme la fragilité sournoise du destin. C'est ça, aussi, le bonheur des cuisines: sous les talents modestes de l'arôme et de la couleur, dominer le présent, supprimer les menaces, tenir le monde au creux d'un plaisir chaud, dans l'immobilité sucrée des heures.»

- Philippe Delerm, Le bonheur

À A. qui me dira que ce billet, encore, fait une incursion dans le monde du café, c'est qu'il me reste une brigadière enrhumée à raccomoder, les rives inondées d'une rue et un petit bout de plage à déloger des mes cernes. Une île-cabine aussi, rue Sherbrooke, à délivrer des vagues qui menacent de l'engloutir.

Je bois un café à ta santé.

du fond de la brioche

Une journée un peu trop chaude de la mi-février, passée dans les retailles intérieures de la ville. Du temps à tuer avant une conférence en fin de soirée, je me suis laissé tenter par un allongé et quelque croissant. Encore que, tuer le temps, c’était un peu trop brutal pour cette fin d’après-midi tranquille. Il s’agissait plutôt de m’en accommoder, dirait Sansot, sans me laisser bousculer. À la limite, c’est tout ce que j’aurais pu faire : un croche-pied au temps, au fond de la Brioche, avant de me replonger le nez dans la Nouvelle barbarie de Chamberland.

L’espace d’un peu plus d’une heure, j’ai eu droit aux questionnements des employés – à ma droite, la cuisine. De grandes questions en fait, qui m’ont touché, sans ironie, droit au cœur. Que faire avec les croissants qui sont restés collés sur la lèchefrite, qu’est-ce qui se passe avec M. qui n’est pas rentré travailler, as-tu besoin que je reste un peu plus longtemps – on va tomber dans le rush. Un cuisinier de la première heure, un peu taquin, a eu le temps de placer quelques coups de fil, à la fin de son quart de travail. Je devrais même dire son shift – lui disait chiffre. Il a aussi placé une orange froide dans le cou d’une aide cuisinière venant juste de se faufiler entre les tables pour « aller en arrière ». « Pour la bonne santé! », qu’il lui lance.

En levant les yeux, j'ai remarqué que, dehors, le temps doux avait laissé place à la chute de grandes plumailles de neige. Tout au fond, près de la porte d’entrée, on discutait de projets à venir, peut-être même d’écriture ou de la vie en général, en tendant les lèvres vers un verre de blonde. Ce n’était pas la rousse de Delerm, mais elle avait suffit à illuminer le gris du jour à travers la fenêtre. C’est tout le bal du jour qu’elle menait, cette bière, avec sa robe dorée et ses dentelles de blanc. Quelques mots glissés dans le carnet, des mots qui, je sais, ne m’appartiendraient plus. Il n’y avait plus qu’à me taire. Me contenter d’être là, dans ma parenthèse de ville.