roulement
Mains dans les poches, feuilles craquantes sous les semelles molles. Le visage ridé de la brigadière.
quatre jours et des minutes
Le dormeur toujours étendu dans le gazon. Même coquille de vert qu'on avait trouvée au petit matin, humectant ses lèvres d’un café tiédi. À cette heure-ci il n’est plus qu’un grand corps absent, recroquevillé sur lui-même : les mains brisées d’usure, les pieds qui cherchent à fuir malgré le sommeil.
Les chiens habituels du parc. Un à poils ras, l’autre frisé, foulard rouge au collier – une chasse à l’écureuil. La dernière partie de balle de la journée pousse ses premiers ébats à notre droite.
Au-dessus des toits plats, le soleil tente une sieste qu’on sait timide. Une vieille femme aux vêtements usés, une langue de lumière qui se blottit dans les plis de l’étoffe. Le sourire aussi doux qu’un galet.
Le grincement des balançoires. Les coups de fouet des planches à roulettes. Bruit de chair sur l’asphalte – de minuscules cailloux gantés de rouge.
Balançoires, glissoires. C’est l’heure de souper, rentre. Dépêche! Ça va être froid. Des doigts gonflés d’arthrite qui, sous les confidences de la corde à linge, pincent une culotte de soie. La poulie et sa plainte mal huilée. Un string dans le vide aérien de la ruelle.
Un barbecue. Odeur de poulet et de steak qui se mêle aux premiers feux de bois. On se souvient de la première feuille d’or qui s’est roulée devant nous, ce matin.
*
Rouen, Dézéry, Darling. Les cris d’une enfant de porcelaine. On se surprend de voir une mère rire aux éclats, à travers la fenêtre double. Une bande d’ocre sur sa peau de bronze. Des rires encore, des mains dansantes dans l’air de septembre. Du blanc et de l’or.
évidemment, rien
quand on cherche
23h17 - 23h41
*
Entendre la coulée de l’air sur les pales du ventilateur qui se coince dans la poussière du grillage.
*
Entendre jusqu’au crépitement d’une bulle d’air dans un fil électrique.
*
Le tic-tac de l’horloge dans la cuisine, le claquement de porte d’une voiture, le craquement des joints de plâtres dans les murs. L’automne qui s’en vient.
*
Les griffes d’un chien dans la ruelle. Le vent qui pousse contre la fenêtre.
*
Ne plus sentir son corps, seulement les couvertures et leur chaleur. Le froissement de la couette. Ne pas sentir le matelas ni l’oreiller – être soudain paniqué. L’angoisse de ne plus être à soi. Être dans la substance des choses.
*
Des plumes de plomb dans l’oreiller, une tête de plumes et vice-versa.
*
Une odeur de friture, aujourd’hui, en revenant dans le quartier.
*
Ne plus (s)avoir sa peau. Masse de chair qui bat de cœurs multiples. Cœurs qui fondent, qui coulent dans les interstices du plancher.
*
Se lever lentement pour ne pas brusquer les mots.
rouilles II
On passait par là, l’air de rien, que soudain ça nous fait vibrer le tympan. Une main brisée par l’arthrite qui peine sur une rampe de fer – le frottement nous amène un goût de sang et de rouille dans la bouche, dans le nez… dans toute la tête.
La chair qui butte sur une aspérité, qui casse une écaille de peinture. Le bois humide qui se tord sous les pas. Une main attachée à des poumons essoufflés. Une rouillure poussiéreuse qui se détache de la rampe ou de la main.
Une voix rouge, bourgeonnante d’un mal noir – un gargouillement qui vient des pieds jusqu’au bout de la langue. Un « bonjour » deviné dans le frottement du matin.
Question de fatigue/question de chantier
Étant retombé sur un Post-it qui me criait d’aller lire Sansot, au milieu de l’été, je me suis mis à le faire, notamment sa Poétique de la ville et plus récemment Du bon usage de la lenteur. C’est ici que ça devient intéressant – du moins, à mon sens. Voilà la citation, pages 40-41 en édition Rivages poche.
« Est-il juste d’écrire qu’avec mes camarades je flânais? La flânerie est souvent conçue comme une activité qui ne prête pas à conséquence et qui a pour seul effet de mettre un peu de rose aux joues de ceux qui s’y adonnent. Il est vrai que nous ne dérivions pas dans l’insouciance, qu’à la différence d’un voyageur pressé ou d’un travailleur, nous ne nous fixions pas de but, que le chemin parcouru, reconnu, importait plus que le terme dont nous n’avions pas une idée précise. Seulement, à la différence d’un flâneur frivole, nous avions le sentiment que nous vivions une aventure mémorable et que nous mettions en jeu une partie non négligeable de notre être. Notre légèreté n’excluait pas une certaine gravité.
Nous irions à l’extrême de nous-mêmes et nous l’éprouverions grâce à une fatigue librement consentie et saluée avec les égards qu’elle mériterait. Pour être tout à fait juste, il nous fallait aussi et surtout « fatiguer » la ville, non point par cruauté ou pour la prendre en défaut, mais pour qu’elle nous livre enfin son vrai visage, qu’elle refusait par ailleurs à la plupart de ses habitants ou de ses passants. »
En bref, un premier degré de fatigue qui solidifie et rend lumineux les instants vécus : une fatigue-mortier qui pourrait tout aussi bien s’apparenter à la lumière dont il est question chez Christian Bobin, moins les références religieuses. S’il y a religion, elle est bien pour soi et en soi (rappelons l’origine : relier). Dans le moment de l’écriture, la nécessité de « fatiguer » le moment vécu, souvent en milieu urbain en ce qui me concerne, pour le rendre véritablement accessible, le rendre lisible et lisant.
Fatiguer, tordre le moment vécu c’est aussi le risque (et je dirais ici la nécessité) de le rompre – risquer aussi une perte d’équilibre qui se rattrape constamment : c’est aussi faire le pari d’une marche et d’une dé-marche. Il faut opter pour une vision kaléidoscopique, un minimalisme, un impressionnisme.